
Polars nantais

Une dizaine de minutes après qu'a eu lieu cet évènement -dont il pensait maintenant n'avoir pas mesuré toute l'importance au moment où il s'était produit, un sentiment de malaise s'empara de Fulbert Trodu.
Du bas-côté de l'autoroute, là où la nuit est la plus noire, la plus impénétrable, Fulbert Trodu avait vu surgir cet objet poussé par le vent. La forme s'était dessinée dans le halo des phares jaunes: contours imprécis, masse noire flottante. Le temps de raidir ses doigts sur le volant, de lever légèrement le pied de l'accélérateur (et de ressentir un petit pincement au coeur). Le temps aussi de comprendre qu'il ne pouvait rien faire pour éviter l'obstacle, que la voiture, lancée à 130, heurta de l'aile avant droit. Sans doute une boîte en carton, pensa Fulbert, ou bien une bâche en plastique arrachée par le vent à une galerie trop chargée. C'était le mois de septembre et les vacanciers empruntaient les chemins du retour. Fulbert trodu haussa les épaules et enfonça une cassette de musique classique dans l'autoradio de la Renault.
Mais maintenant qu'il s'approchait de Nantes, peu à peu cette idée, qu'il n'osait clairement formuler dans son esprit, s'imposait à lui. Mentalement, il cherchait à repousser cette désagréable impression: peut-être avait-il heurté autre chose qu'un objet anodin?...
C'était une nuit sans lune, les phares éclairaient à trente mètres devant et pratiquement rien sur les côtés. Sur l'autoroute rectiligne, on ne voyait rien d'autre que les lignes blanches. La question se précisait dans son esprit: "Et si ce n'était pas un objet, mais une personne?...Etait-ce vraiment une bâche? Il pouvait s'agir en réalité d'une veste ou d'un imper volant au vent. Oui, c'était tout à fait possible".
Fulbert Trodu n'était plus sûr de rien. Machinalement et peu à peu, il levait le pied de l'accélérateur. Le compteur affichait 90. Maintenant il hésitait entre deux envies: celle de rentrer chez lui, très vite ouvrir la porte de son studio, rue Racine, prendre un somnifère, n'importe lequel, ne plus penser à rien et dormir. Ou bien faire demi-tour, reprendre l'autoroute en sens inverse jusqu'à Angers et de là revenir sur Nantes en explorant le bas-côté de la voie autoroutière.
Mais s'il avait réellement heurté quelqu'un, il ne pouvait pas laisser passer plus de temps. Un blessé, allongé sur l'asphalte, nécessitait peut-être des soins d'urgence. Un troisième désir naissait en lui: celui de prévenir les secours. Il parcourut les derniers kilomètres jusqu'à Nantes et opta pour la deuxième solution. Il refit le chemin de Nantes à Angers, pied collé au plancher, 180 au compteur, ce n'était pas raisonnable. Il arriva au péage à Angers, tendit un billet et son visage se détourna au moment où l'homme lui rendit la monnaie. Fulbert Trodu ne se sentait pas la force de soutenir un regard humain. Plus il y pensait, plus il était certain d'avoir réellement renversé quelqu'un.
Avant de repartir pour rejoindre Nantes, il arrêta sa voiture sur le parking situé derrière le guichet de distribution de tickets. Il descendit et inspecta l'aile avant. A côté du phare, la tôle était très légèrement enfoncée, presque rien, un très léger renflement qui dans le noir ne se voyait pas. Simplement en passant la paume de la main, il sentait la légère déformation.
Fulbert Trodu remonta en voiture et reprit pour la deuxième fois l'autoroute dans le sens Angers-Nantes. Lorsqu'il pensa approcher de l'endroit fatidique, il ralentit et alluma les pleins phares au mépris de toutes les règles de sécurité. les voitures qui circulaient sur l'autre voie, en sens inverse, lui adressaient d'insistants appels jaunes. Il roulait à 50, ses yeux scrutaient la nuit, cherchant vainement la réponse à l'angoissante question: quoi ou qui? Il regardait à droite la zone noire que ses phares n'éclairaient pas. Là où la chose - la personne heurtée? - avait été projetée. C'était bien une personne, maintenant il en était certain. Peut-être était-elle encore vivante. Des images atroces naissaient dans son esprit: visages défigurés, membres arrachés. Il avait vu des images terribles sur la Une ou sur la Cinq, dans des téléfilms américains. Aujourd'hui, c'était sa vie. Il venait de commettre l'irréparable, toujours il l'avait su. Il avait toujours vécu avec cette certitude qu'un jour arriverait un malheur irréparable.Et ce jour était arrivé. Fulbert Trodu regrettait de ne pas avoir pris le TGV.
Tout à coup son coeur s'arrêta. C'était ici. Là sur le bas-côté, une forme noire, allongée. Il pila, s'arrêta n'importe comment sur la bande d'arrêt d'urgence, descendit de la voiture et courut. Sa lampe torche des Trois Suisses éclaira...Rien...Un vieux pneu éclaté, traînant là, au bord de l'herbe, en-dessous de la glissière de sécurité. Pendant deux secondes, il se sentit soulagé. Puis cette certitude revint, il fallait le trouver, c'était sans doute plus loin sur la route.
Affolé, il se dirigea vers la R 21. C'est au moment où il ouvrit la portière qu'une grosse Mercedès blanche qui filait à vive allure le faucha de plein fouet.
Le conducteur de la Mercedès haussa les épaules en se demandant pourquoi une bâche en plastique venait de surgir du bas-côté de l'autoroute, là où la nuit est la plus noire, la plus impénétrable. Puis il n'y pensa plus et enfonça une cassette de musique classique dans le poste autoradio de son véhicule.
Auteur: Thierry Pelé (1991)
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